Civ. 1, 29 juin 2022, n°21-11.722 (1ere espèce)
Cinv. 1, 29 juin 2022, n°21-10.106 (2eme espèce)
Pour la première fois la Cour de cassation a l'occasion de statuer sur l'articulation du Règlement (UE) n° 1215/2012 Bruxelles I bis du 12 décembre 2012 avec l'article 14 du Code civil.
Dans les deux espèces, les faits sont quasiment identiques : une personne de nationalité congolaise, employé en République démocratique du Congo par la société congolaise BGFI Bank RDC. Elle fuit son pays et obtient en France le statut de réfugié. Elle engage devant les juridictions françaises une action en responsabilité délictuelle contre son ancien employeur et contre la société mère de celui-ci, la société gabonaise BGFI Holding Corporation (les sociétés BGFI).
Dans la première espèce les juges du fond déclarent les juridictions françaises compétentes pour connaitre du litige alors même que le défendeur n'est pas domicilié en France. Dans la seconde espèce, les juges du fond déclarent les juridictions françaises incompétentes.
Dans les deux espèces, la Cour de cassation affirme la compétence des juridictions françaises en application de l'article 6 du Réglement UE n°1215/2012 Bruxelles I bis et de l'article 14 du Code civil français.
Afin de comprendre les deux arrêts nous allons reprendre les différents textes visés.
L'article 14 du Code civil dispose
" L'étranger, même non résidant en France, pourra être cité devant les tribunaux français, pour l'exécution des obligations par lui contractées en France avec un Français ; il pourra être traduit devant les tribunaux de France, pour les obligations par lui contractées en pays étranger envers des Français"
L'article 14 prévoit un privilège de juridiction ou un for exorbitant, qui permet à un demandeur français de saisir les juridictions françaises sur le seul fondement de sa nationalité française.
Selon la jurisprudence, les fors exhorbitants ont un caractère subsidiaire (Soc. Cognacs and Brandies, Civ. 1, 19 novembre 1985 Rev. crit. DIP 1986, p. 712, note Y. Lequette ; JDI 1986, p. 719, note A. Huet ; D. 1986, jurispr. p. 362, note Prévault ; GAJFDIP, n° 68)), c'est-à-dire qu'ils ne s'appliquent qu'à défaut de règlement européen, convention internationale ou jurisprudence applicable donnant compétence aux juridictions françaises.
Le Règlement UE n°1215/2012 Bruxelles I bis du 12 décembre 2012 prévoit des règles de compétence en matière civile et commerciale.
Les deux affaires relevaient sans conteste du domaine matériel du règlement.
Selon son article 6-1 a contrario du Règlement ce dernier s'applique dans différentes hypothèses :
Soit le défendeur est domicilié dans un Etat membre de l'Union européenne (art. 3 Regl)
Soit une clause attributive de juridiction donne compétence à une juridiction d'un Etat membre de l'Union européenne (art. 25 regl.)
Soit il existe une compétence exclusive d'un Etat membre de l'Union européenne (art. 24).
Soit en matière de contrat de travail le lieu d'accomplissement du travail ou le lieu où se trouve l'établissement qui a embauché le salarié sont situés sur le territoire d'un Etat membre (art. 21-2 Règl.)
Si une de ces hypothèses est réunie, alors l'article 14 du Code civil ne peut pas être invoqué (article 5-2 règl).
Or, force est de constater que dans nos espèces, aucune des hypothèses ne désignait une juridiction d'un Etat membre de l'Union européenne.
En effet, les défendeurs étaient domiciliés au Congo ou au Gabon, il n'y avait pas de clause attributive de jurdiction ou de compétence exclusive, le demandeur avait été embauché en République démocratique du Congo où s'était déroulée son activité professionnelle.
Le litige n'était donc pas intégré à l'Union européenne.
Dans ce cas il faut faire application de l'article 6-1 du Règlement n°1215/2012 qui dispose que la compétence est, dans chaque État membre, réglée par la loi de cet État membre,
Concrètement l'article 6 renvoie aux règles de droit international privé de l'Etat membre pour déterminer sa compétence.
Or par application de la jurisprudence qui prévoit l'extension dans l'ordre international des règles de compétences territoriales internes ( Pelassa Civ., 19 octobre 1959 et Scheffel Civ., 30 octobre 1962 Cass. civ., 19 oct. 1959, Pelassa : D. 1960, p. 37, note G. Holleaux ; Rev. crit. DIP 1960, p. 215, note Y. Loussouarn. – Cass. civ., 30 oct. 1962, Scheffel : D. 1963, p. 109, note G. Holleaux ; Rev. crit. DIP 1963, p. 67, note Ph. Franceskakis ; GAJDIP, n° 37, p. 319), force est de constater que les juridictions françaises n'étaient toujours pas compétentes.
Il ne restait plus qu'au demandeur d'invoquer subsidiairement l'article 14 du Code civil, mais la difficulté est que le demandeur domicilié en France n'était pas de nationalité française.
Or, l'article 6-2 du Règlement Bruxelles I bis dispose que :
Toute personne, quelle que soit sa nationalité, qui est domicilié sur le territoire d’un État membre, peut, comme les ressortissants de cet État membre,invoquer dans cet État membre contre ce défendeur les règles de compétence qui y sont en vigueur et notamment celles que les États membres doivent notifier à la Commission en vertu de l’article 76, paragraphe 1, point a).
L'article 14 du Code civil a bien été notifié à la commission.
Ainsi l'article 6 alinéa 2 prévoit l'application des fors exorbitants à toute personne, quelle que soit sa nationalité, dès lors qu’elle est domiciliée dans un Etat membre. Par conséquent, l'article 6 alinéa 2 fait dépendre l'application des fors exorbitants non de la nationalité française du demandeur, mais d'après le domicile en France du demandeur. Pour faire simple, l'article 6-2 appliqué avec l'article 14 du Code civil substitue au critère de la nationalité française celui du domicile en France.
Selon la Cour de cassation l'article 6, paragraphe 2, du règlement Bruxelles I bis permet donc à l'étranger de se prévaloir de l'article 14 du code civil, sous la seule condition qu'il soit domicilié en France et que le défendeur le soit en dehors d'un Etat membre de l'Union européenne.
La Cour de cassation a fait une exacte application de l'article 6 du Règlement et 14 du Code civil.
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