Civ. 1, 19 juin 2024, n° S 19-23.298
Cet arrêt de la Cour de cassation fait suite à une question préjudicielle posée à la CJUE dans cette affaire en 2021.
Civ. 1, 17 novembre 2021, n° S 19-23.298
La société Recamier assigne devant les juridictions luxembourgeoises M. X, son ancien administrateur, en responsabilité délictuelle. Les juges luxembourgeois déclarent cette demande mal fondée au motif que la responsabilité à l'encontre de M. X était de nature contractuelle.
La Société Recamier assigne alors en France M. X sur le fondement de la responsabilité contractuelle.
M. X soulève devant les juges français une fin de non-recevoir tirée de l'autorité de la chose jugée de la décision luxembourgeoise.
La Cour d'appel déclare irrecevable l'action de la société Récamier, aux motifs que l'autorité de chose jugée par les juridictions luxembourgeoises devait s'apprécier au regard de la loi française de procédure. En effet, par application de la règle de "concentration des moyens" la société Récamier ne pouvait être admise à invoquer un fondement juridique différent de celui qu'elle s'était abstenue de soulever en temps utile.
La Société Recamier forme un pourvoi en cassation et soutient que l'autorité de chose jugée de la décision luxembourgeoise ne doit pas être appréciée au regard du droit français mais qu'elle doit l'être, soit au regard d'une interprétation autonome de cette notion en droit de l'Union, soit au regard du droit luxembourgeois.
M. X soutient que la loi française s'applique à l'autorité de la chose jugée en France du jugement luxembourgeois en tant que loi du for.
Enfin, l'avocat général conclut principalement à l'application du droit luxembourgeois et subsidiairement à un renvoi préjudiciel
En 2021, la Cour de cassation saisit alors la CJUE de la question préjudicielle suivante :
« 1°/ L’article 33, paragraphe 1, du règlement (CE) n° 44/2001 du Conseil du 22 décembre 2000 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, dit « Bruxelles I », doit-il être interprété en ce sens que la définition autonome de l’autorité de la chose jugée concerne l’ensemble des conditions et des effets de celle-ci ou qu’une part peut être réservée à la loi de la juridiction saisie et/ou à la loi de la juridiction qui a rendu la décision ?
Selon l’article 1355 du Code civil « L'autorité de la chose jugée n'a lieu qu'à l'égard de ce qui a fait l'objet du jugement. Il faut que la chose demandée soit la même ; que la demande soit fondée sur la même cause ; que la demande soit entre les mêmes parties, et formée par elles et contre elles en la même qualité »
Or, en 2006, la Cour de cassation a apporté une exigence complémentaire à la triple identité de cause, d’objet et de parties de l’autorité de la chose jugée : la concentration des moyens.
Ass. Plén., 7 juillet 2006, n° 04-10.67
Il est à noter que l’article 1355 issu de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 reprend mot pour mot l’ancien article 1351 du Code civil et n’intègre pas la concentration des moyens comme conditions de l’autorité de la chose jugée.
Une nouvelle demande entre les mêmes parties, portant sur le même objet, se heurte, depuis l'arrêt de l'assemblée plénière à l’autorité de chose jugée, alors même qu’elle repose sur un fondement juridique différent. Il appartient aux parties de présenter dès l'instance relative à la première demande l'ensemble des moyens qu'elles estiment de nature à fonder celle-ci. Les parties doivent alors envisager dès le 1er litige l’ensemble des fondements juridiques applicables à leur demande. La concentration des moyens s’impose au 1er litige pour que la décision subséquente ait autorité de la chose jugée lors d’un second litige. Ainsi, en droit français, une demande d’indemnisation fondée sur la nature contractuelle de la responsabilité aura autorité de la chose jugée sur la même demande d’indemnisation mais fondée sur la responsabilité délictuelle.
La question qui se posait en l’espèce était donc savoir si la concentration des moyens, exigence de droit français, devait s’imposer à une décision rendue à l’étranger. On voit bien la difficulté car la concentration des moyens s’impose dès le 1er litige. Or, dans notre espèce, la décision a été rendue à l’étranger. Or, le droit procédural du juge étranger ne connait peut-être pas la concentration des moyens. Imposer la concentration des moyens à l’autorité de la chose jugée d’une décision étrangère revient à imposer au juge étranger d’appliquer une règle procédurale française !
La question préjudicielle posée par la Cour de cassation en 2021 a été enregistrée sous le numéro C-707/21. Or, elle a été radiée du registre de cette Cour par ordonnance du président du 7 juillet 2023 suite de la décision rendue par la Cour de justice de l'Union européenne le 8 juin 2023 (CJUE, 8 juin 2023, C- 567/21), sur une autre saisine mais portant sur la même question.
CJUE, 8 juin 2023, BNP Paribas SA contre TR, affaire C‑567/21
Cette affaire concernait l’autorité de la chose jugée en France d’une décision rendue au Royaume Uni. La Cour de justice a déclaré que l’article 33 du règlement (CE) no 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, lu en combinaison avec l’article 36 de ce règlement, doit être interprété en ce sens que :
il s’oppose à ce que la reconnaissance, dans l’État membre requis, d’une décision concernant un contrat de travail, rendue dans l’État membre d’origine, ait pour conséquence d’entraîner l’irrecevabilité des demandes formées devant une juridiction de l’État membre requis au motif que la législation de l’État membre d’origine prévoit une règle procédurale de concentration de toutes les demandes relatives à ce contrat de travail, sans préjudice des règles procédurales de l’État membre requis susceptibles de s’appliquer une fois cette reconnaissance effectuée.
La Cour de cassation dans l’arrêt du 19 juin 2024 statue alors sur le litige pour lequel elle avait sursis à statuer en 2021 en application de la décision de la CJUE C 557/21 :
« S'il résulte de la règle prétorienne de concentration des moyens que le demandeur à une action en paiement doit présenter, dès l'instance initiale, l'ensemble des moyens qu'il estime de nature à justifier sa demande, de sorte qu'il est irrecevable à former ultérieurement la même demande contre les mêmes parties en invoquant un fondement juridique qu'il s'était précédemment abstenu de soulever, il n'y a pas lieu d'étendre son champ lorsque l'instance initiale se déroule devant une juridiction étrangère, son application étant de nature à porter une atteinte excessive au droit d'accès au juge en ce qu'elle n'est pas, dans ce contexte, suffisamment prévisible et accessible. »
Ainsi, l’autorité de la chose jugée en France d’une décision étrangère s’apprécie non pas selon le droit français mais selon le droit de l’État d’origine de la décision.
La concentration des moyens ne peut être opposée à l’autorité de la chose jugée en France d’une décision d’un Etat membre de l’Union européenne.
Cette solution doit être approuvée.
Comme le relève la Cour de cassation l’application de la concentration des moyens de droit français serait de nature à porter une atteinte excessive au droit d'accès au juge en ce qu'elle n'est pas, dans ce contexte, suffisamment prévisible et accessible. En effet, imposer la concentration des moyens pour l’autorité de la chose jugée en France d’une décision étrangère revient à imposer au juge étranger saisi en 1er une règle procédurale française qu’il ne connait pas.
Quelle est la portée de ces arrêts ?
Cette solution applicable à l'autorité de la chose jugée en France de décisions issues d'Etats membres de l'Union européenne dans le cadre du règlement de Brxuelles I devrait s'imposer à l'ensemble des règlements européens de droit international privé.
Elle devrait aussi s'imposer aux décisions rendues hors Union européenne. On ne peut pas reprocher à un juge étranger de ne pas appliquer des règles procédurales françaises.
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